G Cousteau

Les deux Carcassonne

Cette quasi invisibilité de la Cité et cette prépondérance de la Ville Basse correspondent, en fait, à leurs statuts économiques et symboliques au XVIII° siècle. Il y a, à Carcassonne, depuis le XIII° siècle et la création de la nouvelle bastide par Saint-Louis, deux communautés urbaines distinctes. Au fil des temps la Cité, perdant son rôle stratégique de forteresse a lentement décliné. Au XVIIIème siècle, face au dynamisme industriel et commerçant du Bourg Neuf elle n'est plus qu'une Vieille Ville ou Ville Haute, une ville du passé condamnée à la disparition. C'est ainsi que l'ont vue les quelques voyageurs dont les regards se sont arrêtés un instant suc elle, "le château est absolument en ruines" (Millin 1811, p. 398), "les tours sont caduques et les murs sont décrépits" (Perdiguier in Deveau 1979 p. 85), les ordures s'entassent dans "des rues étroites et irrégulièrement tracées", c'est "un cloaque et un labyrinthe" (Hugo 1835 p. 197) que n'éclaire, la nuit venue, que la lune ou 13 faible lueur de rares quinquets. La situation est particulièrement mauvaise dans les lices où l'Armée, au fur et à mesure de leur désaffection militaire, a laissé s'installer une population de pauvres ouvriers travaillant généralement pour les manufactures drapières installées au pied de la butte fortifiée. Ils subsistent là dans de misérables masures accolées aux remparts dans lesquels ils percent des brèches pour ouvrir des fenêtres et aménager au mieux l'espace en profitant de l'abandon des tours et des courtines. Aux déprédations qu'ils font subir à ce qui n'est, pour le moment, qu'une forteresse abandonnée, il faut ajouter la mise en coupe réglée des anciennes fortifications par l'État qui les vend, par tronçons, aux entrepreneurs de maçonnerie. En effet, jugée obsolète du point de vue stratégique et d'un entretien trop onéreux, la Cité a été rayée, en 1804, de la liste des
places fortes en activité. Inutiles et dangereuses parce que sujettes à de fréquents éboulements, les murailles de la Cité sont ainsi devenues, au moment où la Ville Basse est en plein chantier de rénovation urbaine et oit les industriels construisent des usines et des entrepôts, une carrière de pierres facile à exploiter

La Vie dans le monument

Comment habite-t-on à l'intérieur d'un monument historique ? Aujourd'hui une poignée de Citadins vivent encore dans l'ancienne ville fortifiée. De moins en moins nombreux, ils cèdent chaque jour le pas aux boutiques de souvenirs, aux restaurants, aux musées...
Ils étaient un millier à la fin du XIX' siècle, ils sont maintenant à peine une centaine.
Derniers représentants d'un groupe en voie de disparition, ils continuent toujours de se penser, et d'apparaître aux yeux des Carcassonnais, comme un isolat particulier. Dans la ville close de remparts, les Citadins ont développé des sentiments d'identité collective et de cohésion communautaire, "je crois que le fait de vivre entre les murs ça change tout".
Longtemps la Cité fut pour eux un village, et, de fait, jusque dans la première moitié du MC° siècle, l'endroit conserva une animation agricole et campagnarde. La situation à l'écart de l'autre côté du fleuve, le maintien d'activités traditionnelles, le regroupement d'une population très pauvre, tout concourait à distinguer les habitants de la Vieille Ville de ceux de la Carcassonne moderne, bourgeoise et industrieuse, "les gens d'en bas ne voulaient pas monter à la Cité, c'était trop loin, trop haut, trop pauvre".
Quelle place occupe, dans la définition de l'identité citadine et dans les façons de vivre à l'intérieur des murailles antiques, la notion de monument historique?
A première vue, aucune.
Lorsque nous avons posé directement ce type de question aux Citadins, nous avons obtenu des réponses en forme de boutade, déniant toute importance au concept : "On habitait un château", "on dormait à l'abri d'une double enceinte de remparts", "on habitait un terrain de jeux extraordinaire, ça oui ; un monument historique, non, ça ne nous venait pas à l'idée". Est-ce à dire qu'ils ignorent ou méprisent la valeur de témoignage du passé attachée aux vieilles pierres ? Certainement pas. Les Citadins sont sensibles à l'idée de la longue durée du site, mais, du fait même qu'ils sont aujourd'hui ses occupants, ils en ont une conception légèrement différente de celles des historiens et des visiteurs.
Là où tout le monde s'accorde à reconnaître un remarquable exemple d'antique architecture guerrière, là où les archéologues se passionnent à déchiffrer les strates de 2000 ans d'histoire, les Citadins, prenant le symbole pour la chose, voient une ville fortifiée, véritable puisqu'ils y vivent et intemporelle, car figée par la restauration dans une sorte d'intacte éternité. Plus que comme les habitants d'un monument historique, ils se pensent comme les occupants d'une citadelle du temps présent.

Le premier est Prosper Mérimée, nommé en 1834 inspecteur de la Commission des Monuments Historiques dont la vocation est de préserver les vestiges, d'assurer leur entretien mais aussi de favoriser la création des instruments intellectuels indispensables à leur compréhension. Pour préparer sa première grande tournée, Mérimée se rend chez le baron Taylor pour lui demander des renseignements, notamment sur la composition de l'itinéraire à suivre en Languedoc. Mais les accointances entre les deux hommes n'iront pas plus loin que l'échange d'informations, tant les points de vue diffèrent. Pour Mérimée, l'épanchement et l'exaltation ne sont pas de mise, dans ses Notes de Voyage, l'émotion, quand elle existe, est vite maîtrisée, dominée par le souci de l'objectivité et la précision du compte-rendu. La représentation par l'image, aussi, disparaît au profit de spéculations sur l'origine, d'aperçus historiques qui s'efforcent de démêler les époques de construction et surtout d'une description technique attentive. Le dessein n'est pas de donner une impression d'ensemble, nécessairement trop vague et trop subjective, mais de détailler les composants de l'appareil, les formes et les matériaux utilisés. Ce qui sépare les descriptions de Taylor et de Mérimée est la différence des buts poursuivis, le premier, convaincu de la prochaine et inexorable disparition de la Cité, cherche à en fixer les traits pour que la mémoire en garde quelque trace, le second veut la sauver de la ruine qui la menace et la conserver dans sa matérialité comme témoignage archéologique de premier ordre.
A Carcassonne, au sein des érudits locaux, un seul homme, Jean-Pierre Cros-Mayrevieille, secrétaire de la Commission des Arts et Sciences, se préoccupe de la Cité dans ce même type de perspective. Alors que ses confrères, indifférents à la dimension architecturale de la forteresse, n'y voient surtout qu'un terrain fertile en découvertes diverses, poteries, monnaies, armes, bijoux... destinées à augmenter les collections du nouveau musée de la Ville Basse, lui se passionne pour l'histoire et le destin des antiques murailles. La Cité, avant d'avoir valeur de vestige historique d'intérêt général, est d'abord, pour lui, un lieu de la mémoire personnelle. Né dans le quartier de la Trivalle, au pied de la citadelle, il rappelle, dans des Notes biographiques inédites, son émotion "à la vue de la vieille barbacane que l'on démolissait alors pour construire une filature". Dans un premier temps, il réussit, grâce à la découverte du tombeau de l'évêque Radulphe, à faire classer, en 1841, l'ancienne cathédrale Saint-Nazaire, au coeur de la Cité. .(Marquié 1982).
 Lorsqu'en 1836 le docteur Villermé, effectuant une enquête sur les conditions de vie des travailleurs, vient à Carcassonne, il est frappé par l'extrême dénuement des tisserands de la Cité et l'insalubrité du quartier.
"Les logements d'ouvriers m'ont paru, en général, passables dans la ville basse et les faubourgs, mais très mauvais dans l'ancienne ville, la ville haute ou cité. On se ferait difficilement une idée, si on ne l'avait vue, de la misère qui règne dans ce dernier quartier de Carcassonne, où sont réunis beaucoup de tisserands et les autres ouvriers les plus pauvres de la fabrique. On n'y voit que des rues étroites, tortueuses, des maisons mal bâties, sales dans leur intérieur, à rez-de-chaussée souvent obscurs, humides, des logements mal meublés, trop petits pour les habitants, et presque partout ceux-ci plongés dans l'indigence." (Villermé 1840, p. 336-337)
Si la Cité est la banlieue pauvre de Carcassonne, le quartier des lices est, lui, la banlieue pauvre de la Cité. Les maisons de l'intérieur, pour vieilles et délabrées qu'elles soient sont de vraies maisons, tandis que celles des lices ne sont que de sommaires masures adossées aux murailles de la forteresse comme à un rocher.
Lorsque Viollet-le-Duc découvre la Cité, il s'inquiète immédiatement de cet état de choses qui nuit à la vision esthétique du monument et menace son intégrité physique : "Du côté sud un grand nombre de maisons et baraques insalubres ont été bâties, soit contre les tours et courtines de l'enceinte intérieure, soit sur le rempart extérieur. Ces maisons, qui forment ce qu'on appelle le quartier des Lisses, sont occupées par une population pauvre de tisserands qui vivent là, pêle-mêle avec des animaux domestiques. Ce serait un grand service à rendre à cette population que de détruire des habitations, dont la valeur est fort minime (il est beaucoup de ces maisons qui valent de quatre à six cent francs), et de la mettre en situation, en achetant ces propriétés, de s'établir plus sainement. Le pavé de ces masures, qui n'ont toutes qu'un rez-de-chaussée en contre bas du sol extérieur, est couvert d'un fumier infect qui jamais n'est enlevé. Il est déplorable de voir, dans une localité où le terrain n'a pas de valeur, des hommes s'entasser ainsi pêle-mêle avec des porcs, des lapins et des oiseaux de basse-cour, quand ils pourraient, si facilement, avoir des habitations aérées et construites dans les conditions de salubrité les plus ordinaires. Je n'ai pas besoin de dire que toutes ces baraques endommagent continuellement le pied des murailles de la Cité, précisément dans la partie où elles présentent le plus d'intérêt et la plus belle apparence." (Viollet-le-Duc, 1853, p. 62-63)
Le rachat par l'État de ces constructions et des parcelles de terrains attenantes qui servaient de jardinets et de poulaillers, fut une opération longue et compliquée qui dura tout le temps de la restauration, s'échelonnant au rythme des nécessités du chantier et des sommes allouées, jusqu'en 1911 où les trois dernières maisons des lices furent enfin démolies. Quand, en 1867, Taine visite Carcassonne, les travaux battent leur plein, mais la destruction des "constructions parasitaires" prônée par Viollet-le-Duc est à peine entaillée. La Cité est toujours un lieu misérable et, pour donner une idée de sa décrépitude, de l'indigence et de l'arriération de ses habitants, il prend le quartier des lices pour meilleur exemple :
"La vieille ville, la ferme forteresse escarpée du Moyen Age est presque abandonnée ; il y reste dix‑huit cents pauvres diables, tisserands pour la plupart, dans de vieilles maisons de torchis. Tour le long des murailles rampent et s'accrochent des baraques informes, borgnes ou boiteuses, imprégnées de poussière et de boue, et dans la ruelle étroite, parmi les ordures et les débris infects, des enfants déguenillés, crasseux, vaquent, avec des nuées de mouches, sous un soleil de plomb qui cuit et roussit toute cette moisissure humaine ; c'est un ghetto du XIV` siècle." (Taine, 1897, p. 289)
Le "nettoyage" des lices commencé par Viollet-le-Duc et achevé par son successeur, Boeswilwald s'étala, de 1853 à 1911 sur plus d'un demi siècle.
Mais entre les moments des premières et des dernières démolitions l'époque à changé.
La vieille forteresse obsolète est devenue un monument historique et les pauvres habitants qui partageaient sa ruine et son abandon ont, eux aussi, évolué vers des jours moins sombres. Leur situation économique s'est d'abord quelque peu améliorée.
L'industrie drapière a complètement disparu, les métiers se sont diversifiés, et si la pauvreté est toujours de mise elle est moins grande qu'au temps des tisserands.
Beaucoup d'habitants des lices ont quitté la Cité, d'autres ont profité de ce qu'on les délogeait pour s'installer à l'intérieur de la seconde enceinte. Après n'avoir été que tolérés sur ses abords, après avoir vécu dans l'espace même des lignes de fortifications, ils sont rentrés dans la ville fortifiée et en sont devenus les occupants légitimes. Ils composent maintenant un groupe social plus homogène que jadis : il n'y a plus, à la cité, qu'un seul territoire urbain habité par une population moins nombreuse et de condition relativement similaire.
Pour tous ceux qui sont restés, le temps de la restauration et le départ des lices correspondent, à la fin d'une période noire et au début d'une nouvelle ère. Aujourd'hui, le souvenir des "dernières maisons des lices" marque, en effet, le seuil temporel où remonte et s'arrête la mémoire collective citadine. Les tisserands et l'époque de la misère noire sont oubliés. Le temps des origines de la communauté se confond avec celui de la naissance du monument.
Et c'est ainsi que Viollet-le-Duc qui a chassé les habitants des lices mais leur a, par là même, donné l'occasion de rentrer dans la ville fortifiée, dans la nouvelle Cité restaurée, peut apparaître comme une des figures fondatrices de l'identité citadine.